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The Addiction

Par la puissance de son propos, par la beauté plastique de son film (tourné entièrement en noir et blanc), Ferrara nous livre une oeuvre d’une profondeur insoupçonnée, dans lequel chaque propos, chaque situation, chaque image nous fait prendre conscience du poids de la culpabilité humaine. Incontestablement le chef d’œuvre du cinéaste.
Publié le 1 Janvier 2008 par Ghislain BenhessaVoir la fiche de The Addiction
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Vampire

En 1995, après avoir réalisé ses deux succès publics et critiques, The King of New-York et Bad lieutenant, la carrière d’Abel Ferrara prend un tour nouveau lorsque le cinéaste new-yorkais décide de se lancer dans une histoire horrifique. En effet, The addiction traite directement du thème du vampirisme, narrant l’histoire d’une étudiante en philosophie, Kathleen, fascinée par les idées de Nietzsche, Kierkegaard et Heidegger, qui, alors qu’elle quitte la faculté et rentre chez elle, se fait mordre par une femme dans une ruelle sombre de la ville de New-York. Prenant peu à peu conscience de la maladie que cette morsure a provoquée, un instinct vampirique naissant va la pousser à s'abreuver du sang des habitants de la ville.

Film relativement méconnu, The addiction ne mérite absolument pas l’immense désintérêt dont il a fait l’objet lors de sa sortie en salles. En effet, loin de ne s’intéresser qu’au parcours initiatique et horrifique d’une étudiante découvrant les conséquences du « virus » qui transforme sa vie, Ferrara rejette les codes du film d’horreur « classique » et opère une passionnante analyse du vampirisme à l’aune des théories philosophiques nietzschéennes et existentialistes.

Alors que Kathleen sombre dans les abîmes du mal et cherche des proies pour satisfaire ses envies de sang, celle-ci effectue un parallèle (en voix-off) entre son nouvel état d’addiction, d’accoutumance au sang, et sa quête philosophique de connaissance du genre humain, de recherche de la vérité, de compréhension du mal. Si la caméra de Ferra dissèque de près la dérive d’une jeune femme, la première scène du film donne à voir une exposition, organisée dans une galerie d’art, autour du thème de la Shoah et des camps de la mort. Cette ouverture n’est absolument pas anodine. Ferrara, dans son éternelle volonté d’isoler le mal, de comprendre comment l’Homme peut commettre le pire, analyse ici philosophiquement la perte d’identité d’une jeune femme qui, en sombrant dans le pire des états de manque, découvre pourtant quelque chose qui ressemble à la vérité, dans ce qu’elle peut avoir à la fois de plus sombre et de plus éclairant. Ce n’est qu’en passant par le pire et donc par la dépendance, c’est-à-dire par la perte du libre-arbitre, qui fonde pourtant, selon la philosophie rousseauiste et kantienne, l’ontologie humaine, que la vérité peut être mise à nue, que l’humanité, dans sa totalité, peut être analysée.

Contrairement aux théories kantiennes et néo-kantiennes, qui définissent principalement l’Homme comme un être libre et doué de raison, capable de se fixer à soi-même ses propres normes, ses propres règles de vie, Ferrara développe une théorie de la dépendance, selon laquelle la meilleure connaissance de soi, mais aussi la compréhension de l’Homme, en tant que totalité, passe par la perte de la liberté, par la découverte de l’enfer. L’Homme n’est pas libre par sa simple existence, par le seul fait qu’il « est » : il ne peut être libre qu’après la connaissance et la compréhension de ses fautes et de sa culpabilité. L’Homme n’est pas naturellement libre car il n’est pas naturellement bon : il doit prendre conscience de ses fautes et de ses crimes. Le mal est donc une notion inhérente à l’ontologie humaine. « Nous ne sommes pas mauvais parce que nous faisons le mal, nous faisons le mal car nous sommes mauvais ». C’est pourquoi, selon Ferrara, la solution réside dans l’annihilation de soi. La seule libération possible passe par l’anéantissement de l’individu. L’ultime alternative, afin d’accéder à la rédemption, ne peut être que le sacrifice, entier et total, du corps et de l’esprit.

Il faut bien l’avouer, il y a toujours quelque chose de christique dans l’univers de Ferrara : Christopher Walken qui, à l’aide de l’argent de la drogue, finance un hôpital public pour enfants afin de trouver grâce auprès de Dieu, d'apaiser sa conscience et de s’acheter une place au paradis (The king of New-York) ; Harvey Keitel qui pourchasse les meurtriers d’une nonne avant de les pardonner, malgré toutes les exactions qu’ils ont pu commettre, dans un geste quasi christique (Bad Lieutenant). Il faut toujours garder en tête le fait que Ferrara lui-même se présente comme un « croyant qui a perdu la foi », comme un homme qui a perdu ses convictions mais ne les a jamais véritablement reniées. Quoi qu’il en soit, Ferrara, en filmant la déchéance de Kathleen, n’a de cesse de tourner autour du thème de la rédemption. En subissant le pire, en traversant péniblement le purgatoire, Kathleen souffre pour l’Homme, paie de sa personne afin d’alléger la dette morale de l’ensemble de l’humanité.

Ferrara, en utilisant la descente aux enfers comme mode de perception du réel, invente une forme de cinéma extrêmement radicale, dans laquelle les corps ont autant à dire que les paroles. Chaque personnage justifie, par les postures qu’il prend, ainsi que par les souffrances physiques qu’il endure, ses pensées et ses propos. Chaque personnage est marqué du sceau de la culpabilité. Et, si Kathleen sombre peu à peu dans la rage vampirique, ce n’est que pour parvenir, au bout du chemin, à devenir quelqu’un d’autre, une femme nouvelle, libérée du poids de la culpabilité humaine. Elle accède au surhumain à partir du moment où elle parvient, au bout de son chemin de croix, à une compréhension totale et totalisante de la condition humaine, de « l’être humain ». Elle est l’accomplissement du « dasein » heidegerrien : un être totalement nouveau, sans a priori, qui se projette librement dans le monde, sans repères inhérents à sa condition d’Homme, débarrassé de toute conviction morale. Kathleen, après avoir connu le pire, après être passée par la pire des descentes aux enfers, peut véritablement « être ». Elle est comme re-conçue, nouvellement née dans notre monde, libérée du malheur. Seul l’apprentissage du pire peut autoriser à porter un regard « vrai » sur le monde. Finalement, le sacrifice seul permet la découverte de l’innocence, le redéploiement de la virginité.

Ainsi, The addiction, qui vient plus de dix ans après le premier grand film de Ferrara, L’ange de la vengeance, poursuit la voie que le cinéaste avait tracée et suit à nouveau, de façon quasi chirurgicale, les derniers jours d’une femme touchée par une maladie qui la ronge. Si Zoé Tamerlis, future scénariste de Bad Lieutenant, incarnait avec brio le personnage de Thana dans L’ange de la vengeance, Lili Taylor ne démérite absolument pas et campe avec maestria le personnage de Kathleen, conférant par son jeu une puissance de conviction hallucinante à une étudiante « paumée ».

A propos de l'auteur : Ghislain Benhessa
Portrait de Ghislain Benhessa

J'adore le cinéma depuis très longtemps. Ma motivation a toujours été de voir quelles sont les questions que les films me posent, en quoi toute image, de par son utilisation, peut se révéler source d'évocations à destination du spectateur. Le cinéma d'horreur parvient précisément à utiliser ses codes pour suggérer des émotions et des idées.

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The Addiction
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Durée:
82 min
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