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Outrage - Critique

Kitano revient au film de yakusas et met en scène une œuvre déjantée, un jeu de massacre jouissif et brutal.
Publié le 23 Novembre 2010 par Ghislain Benhessa
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Dire que le dernier film de Takeshi Kitano était attendu relève de l’euphémisme. Personnage étrange, metteur en scène d’une œuvre polymorphe, Kitano est sans conteste l’un des cinéastes actuels les plus intéressants. Si, en Europe, il est célèbre pour être l’auteur de films aussi fondamentaux qu’Hana-Bi, Sonatine ou L’été de Kikujiro, il est connu, au Japon, pour son rôle d’animateur dans des émissions décalées, volontairement transgressives.

Au début de sa carrière, le jeune comique Kitano s’est lancé, un peu malgré lui, dans le genre du film de yakusas, continuant, à sa façon, l’œuvre du grand Kinji Fukasaku – Kitano, avant de devenir cinéaste, était un comique célèbre du quartier d’Asakusa, réputé pour ses numéros de manzai, pièces comiques montées en duo.

Après avoir connu la consécration – Hana-Bi a obtenu le lion d’or à Venise, et Zatoïchi le lion d’argent –, Kitano, au début des années 2000, s’est trouvé en panne d’inspiration. Dès lors, le cinéaste a décidé de mettre en scène l'impasse dans laquelle il se trouvait ; à cette fin, Kitano a réalisé trois œuvres complexes, à la fois tortueuses, jouissives et touchantes, Takeshi’s, Glory to the Filmmaker, et enfin Achille et la tortue.

Outrage s’insère avec une harmonie déroutante dans l’œuvre du cinéaste. En effet, reprenant la trame de Sonatine, qui nous présentait des tueurs à gage retombant dans l’enfance, retrouvant le plaisir du jeu malgré la violence de leur milieu, Kitano, dans Outrage, met en scène des yakusas incapables de réagir autrement que par la violence gratuite, la réaction infantile. Le film, dénué de toute véritable trame narrative, n’est au fond que la mise en images de l'extrême stupidité de voyous qui, ne mesurant jamais l’imbécillité de leur mode de réaction, s’enfoncent, toujours plus, dans une violence qui constitue finalement leur manière d’être et leur confère une substance. Contrairement aux personnages peuplant l’univers de Sonatine, les yakusas d’Outrage n’inspirent aucune sympathie ; ce ne sont finalement que des brutes sanguinaires, burlesquement violentes, tributaires d’un monde, d’un univers mafieux, dont les codes d’honneur disparaissent peu à peu – Outrage se situe aux antipodes des films de yakusas classiques, fondés sur le sens de l’honneur et de la fidélité. Les truands d’Outrage, incapables de mettre un frein à cette escalade de violence, ne sont plus que de grands enfants cruels. S’ensuit la multiplication de scènes aussi brutales que jouissives, construites de main de maître par un cinéaste qui, décidément, n’a jamais peur d’aller où l’on ne l’attend jamais.

Outrage a été (très) mal reçu lors du dernier festival de Cannes. Il peut dérouter ceux qui ne voient en Kitano qu’un cinéaste romantique, réalisateur du magistral Hana-Bi. Il peut également décevoir certains de ses fans, dans la mesure où le jeu de massacre que le metteur en scène orchestre n’est jamais réellement justifié. En réalité, Kitano poursuit son exploration du cinéma, épuise chacun des genres qu’il investit, chacune des figures imposées qu’il met en scène. Après avoir mis en scène les limites et les paradoxes de son univers artistique (Takeshi’s), après s’être penché sur la difficulté inhérente à la création de toute œuvre cinématographique (Glory to the Filmmaker), et après avoir montré combien l’artiste est tributaire de l’influence de ses maîtres et de certaines modes (Achille et la tortue), Kitano dynamite finalement les codes du film de yakusas. Alors même que ce genre constitue le socle de son cinéma, Takeshi Kitano déjoue les attentes et démontre l’absurdité des règles d’un genre qu’il n’a pourtant cessé d’investir. Les yakusas ne sont plus des personnages dignes d’intérêt, dont la violence serait due au nihilisme propre à leur milieu – Kitano, dans ses premiers films, prenait en charge les codes du film noir, à la manière de Jean-Pierre Melville dans Le samouraï ou Le cercle rouge. Dans Outrage, Kitano n’investit plus les codes du genre ; il détourne les règles et s’en tient à un pur exercice de style, à un simple jeu de massacre. Derrière la figure du yakusa ne se trouve in fine qu’une violence sans limites, une violence qui se déploie telle une variation infantilisée de la loi du Talion. L'important n’est plus de comprendre d’où vient l’origine de la violence, voire de se demander comment y mettre fin : la réponse par la violence confère au yakusa sa définition, son identité. Dans Outrage, contrairement à Sonatine, le jeu n’est plus un palliatif à la violence ; la violence est devenue jeu.

C’est bien pour cette raison qu’Outrage s’insère remarquablement dans l’œuvre kitanienne. On y retrouve, comme à l’accoutumée, les fulgurances comiques, absurdes et touchantes propres au réalisateur, ainsi que le sens du cadre qui fait sa force. Sans parvenir à retrouver la puissance évocatrice d’Hana-Bi, certains plans d’Outrage renouent avec le style « classique » de Kitano. Le réalisateur possède un sens bien à lui de la symétrie, une capacité d’utiliser l'espace, de jouer sans cesse sur le rapport entre champ et hors champ : dans l’une des scènes les plus violentes du long-métrage – une quasi-décapitation en bord de mer –, l’esthétique kitanienne se déploie dans toute sa minutie. Cette séquence résume parfaitement l’esthétique du réalisateur japonais, particulièrement visible dans des films tels que Hana-Bi ou encore A scene at the Sea. Il convient également de noter la belle musique du film, signée Keiichi Suzuki, déjà à l’origine des compositions de Zatoïchi ; Suzuki signe une partition remarquable, à la fois sobre et vintage, s’intégrant avec beaucoup d’à-propos dans le long-métrage. On pouvait craindre le pire lorsque la collaboration entre Kitano et Joe Hisaishi a pris fin – le compositeur attitré de Miyazaki a notamment composé les partitions éblouissantes de Sonatine, Hana-Bi, et L’Eté de Kikujiro, soit trois des plus grands films de Kitano ; pourtant, Suzuki est finalement parvenu à intégrer le monde kitanien avec justesse et délicatesse.

Si Outrage peut dérouter les spectateurs désireux de découvrir l’œuvre de Kitano, il pourra réjouir ceux qui le considèrent pour ce qu’il est, un artiste indépendant, metteur en scène d’un univers fondamentalement personnel ; un artiste libre, insensible à toute forme de mode, sans cesse désireux d’emprunter de nouveaux chemins. Outrage, un film à l’allure de série B qui s’inscrit à merveille dans l’œuvre globale du cinéaste.

Portrait de Ghislain Benhessa

A propos de l'auteur : Ghislain Benhessa

J'adore le cinéma depuis très longtemps. Ma motivation a toujours été de voir quelles sont les questions que les films me posent, en quoi toute image, de par son utilisation, peut se révéler source d'évocations à destination du spectateur. Le cinéma d'horreur parvient précisément à utiliser ses codes pour suggérer des émotions et des idées.

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