Le dossier de la poupée Robert

Nous sommes en 1876, à Key West, en Floride. La famille Otto emménage dans une grande maison de style victorien à l’angle des rues Eaton et Simonton. Le père, Thomas, est médecin. On dit des Otto qu’ils ne sont pas des plus faciles, et qu’ils ont la réputation d’être sévères avec leurs domestiques, allant jusqu’à les maltraiter. Le couple a un fils, Robert Eugène Otto, un petit garçon de 6 ans, élevé par des nourrices.

En 1906, Thomas Otto embauche une servante d’origine haïtienne qui aura la charge du petit Robert Eugène. Cependant, madame Otto surprend la jeune femme s’adonnant à des actes de magie noire et la congédie quelque temps plus tard. Pour se venger, la domestique confectionne à la main une poupée qu’elle offre à Robert Eugène.

La poupée ressemble à un petit garçon, ce qui est inhabituel pour l’époque. Elle est faite de paille, haute d’un mètre, possède des boutons noirs à la place des yeux et est affublé de cheveux de laine. Robert Eugène, qui ne se doute de rien, accepte le cadeau et, en peu de temps, s’y attache énormément, au point de l’habiller avec ses propres vêtements. Il finit même par lui donner un prénom, le sien : Robert.

Robert Eugène passe beaucoup de temps avec sa poupée, enfermé dans sa chambre, à discuter avec elle. Parfois, ses parents entendent deux voix, celle de l’enfant et une autre, plus rauque et mature ; ils se disent que c’est Eugène qui transforme sa voix. Dans le même temps, Eugène devient taciturne et entre dans des colères monstrueuses, sans raison apparente.

À mesure que les semaines passent, la poupée prend de plus en plus de place dans la vie du jeune garçon. Ses parents ne s’inquiètent pas vraiment, même quand Robert Eugène leur demande de ne plus l’appeler Robert, car il s’agit du prénom de sa poupée et elle pourrait se fâcher si quelqu’un l'utilise pour l’appeler lui. Contre toute attente, ses parents acceptent et Robert Eugène devient simplement Eugène.

Un soir, un vacarme ébranle la maison des Otto, un vacarme qui provient de la chambre d’Eugène. Les parents accourent pour voir ce qu’il s’y passe et découvrent la chambre retournée et leur fils accusant sa poupée d’être responsable de tout ce vacarme. Il ne s’agit pourtant que du début des ennuis pour Eugène et sa famille.

En effet, les phénomènes étranges ne s’arrêtent pas là. Maintes et maintes fois la poupée semble s’être déplacée seule dans la maison ; les expressions sur son visage de bois changent ; on retrouve les jouets d'Eugène disséminés dans la maison, cassés et mutilés ; des voisins la voient à la fenêtre en train de scruter l’extérieur lorsque la famille est absente.

Les phénomènes prennent de plus en plus d’ampleur, au point que de nombreux domestiques prennent peur de Robert et démissionnent. Monsieur et madame Otto décident alors de ranger cette poupée au grenier et d’oublier son existence.

Plusieurs années s’écoulent, Eugène devint un artiste peintre renommé et finit par hériter de la maison familiale au décès de ses parents. Il déclare alors à sa femme Anne vouloir dédier une chambre à sa poupée, qu’il n’a jamais oubliée. Il la place d’abord dans les combles avec des meubles adaptés à sa taille et habille celle-ci. Intriguée, Anne laisse faire son époux. Jusqu’à ce qu’un jour, Eugène lui avoue que la poupée est mécontente de sa chambre, car il n’y a pas assez de fenêtres pour observer la rue. Il décide donc de l’installer dans une pièce avec davantage de lumière et la place sur un fauteuil, près de la fenêtre, afin qu’elle puisse voir le dehors.

C’est à partir de ce moment que les enfants du quartier vont prendre peur. Ils affirment que la poupée les observe à travers la fenêtre de sa chambre et qu’elle bouge pour suivre leurs déplacements. Un plombier venu réaliser quelques travaux de la maison se sauve en hurlant de terreur, laissant ses outils derrière lui. Il déclarera plus tard que la poupée s'est déplacée seule à plusieurs reprises. Il se dit aussi convaincu d’avoir entendu un rire diabolique, un rire à faire pâlir d’horreur n’importe quel homme, même le plus courageux.

Petit à petit, à cause de la présence de Robert, le mariage d’Anne et Eugène se détériore. Eugène est redevenu le garçon taciturne et irritable qu’il était autrefois, se mettant en colère sans raison apparente. Parfois, il s’en prend physiquement à sa femme avant de reprendre ses esprits l’instant d’après et de s’excuser.

— C’est Robert qui me force à faire tout cela, se plaint-il.

Anne lui pardonne, mais commence à douter de la santé mentale de celui qui partage sa vie.

Au début des années 1970, Eugène tombe gravement malade, mais au lieu de passer du temps avec sa femme il préfère s’enfermer dans sa chambre, seul avec sa poupée. Il traînera cette maladie mystérieuse durant quatre longues années avant de mourir en 1974, sans qu’aucun médecin n'ait pu diagnostiquer le mal qui le rongeait. Anne, le cœur brisé, vend la maison et part s’installer à Boston, abandonnant Robert dans le grenier.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais quelque temps plus tard, une nouvelle famille vient s’installer dans la demeure victorienne. Robert y est découvert et la petite fille de la famille, âgée de 10 ans, décide de le ranger parmi sa collection de poupées de porcelaine et d’animaux en peluche.

Mauvaise idée car rapidement, comme Eugène avant elle, elle se réveille la nuit en hurlant et en pleurant, affirmant avoir vu le pantin se déplacer dans la chambre. Elle assure également que Robert est monté sur son lit et l’a attaquée.

Ni une, ni deux, les parents décident de se débarrasser de la poupée et l’apportent au Fort East Martello Museum, où elle est encore exposée aujourd’hui, bien à l’abri derrière une vitrine en verre.